donderdag 11 augustus 2011

L’Ame déchirée

Albert Camus et Jean Amrouche face à la guerre d’Algérie

‘J’ai mal à l’Algérie, en ce moment, comme d’autres ont mal aux poumons.’
(Albert Camus, Lettre à un militant algérien, 1955)

‘J’ai mal à l’Algérie, j’ai mal à la France, autant et de même manière à l’une qu’à l’autre.’
(Jean Amrouche, La Nef, janvier-mars 1960)

L’un est un Français né en Algérie, l’autre un Berbère passionné de la langue et de la culture françaises. L’un est athée, l’autre catholique. L’un est l’auteur célèbre de romans, d’essais et de pièces de théâtre, l’autre est un poète inconnu. L’un s’appelle Albert Camus, l’autre Jean Amrouche.
            Malgré le fossé qui sépare ces deux hommes, ils ont également des traits communs. Les deux ont grandi sous le soleil maghrébin et dans la pauvreté.[1] Ils appartiennent à la même génération d’écrivains qui ont constitué l’Ecole d’Alger. Ils partagent l’amour pour leur pays natal et aussi seront-ils déchirés par le drame algérien qui éclatera en 1954. Les deux se sont engagés, chacun à sa manière, et ont produit une oeuvre journalistique considérable. Quelle a été leur attitude face aux événements en Algérie ? Et sur quels points leurs prises de position diffèrent-elles ? Nous allons l’étudier à l’aide de leurs textes journalistiques.[2] Mais évoquons d’abord l’itinéraire de chacun en ce domaine.

Albert Camus
‘J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis.’[3] A plusieurs reprises Albert Camus a souligné le rôle important qu’a joué l’Algérie dans sa vie ainsi que dans son oeuvre. Ce côté algérien de Camus est souvent méconnu. De nombreux intellectuels ne semblent guère avoir approuvé ni même compris son attitude vis-à-vis du problème algérien. On l’accuse d’inaction et on lui reproche son silence.[4] Pourtant, il a déjà milité en faveur de la reconnaissance des droits de l’indigène en 1935, au sein du Parti Communiste. Ses écrits journalistiques, rassemblés dans les Chroniques algériennes, permettent de connaître ses convictions et de dégager le développement de sa pensée sur le conflit algérien.[5]
            En juin 1939, Camus publie une dizaine d’articles intitulés ‘La misère de la Kabylie’ dans Alger-Républicain[6] et six ans plus tard il confie huit articles à Combat sous le titre de ‘Crise en Algérie’. Le journaliste a mené une enquête sur les lieux pour ‘diminuer un peu l’incroyable ignorance de la métropole en ce qui concerne l’Afrique du Nord.’ (Essais, p. 941) Dans les deux reportages, Camus insiste sur les aspects sociaux et économiques de cette crise. Il s’est bien documenté et aussi fournit-il de nombreux chiffres et statistiques. Mais ‘au-dessus des chiffres et des faits, c’est la réalité navrante qui s’impose. Et c’est de cette détresse qu’il faut se pénétrer.’ (Fragments, p. 319) Cette réalité, Camus la décrit avec une simplicité de ton qui la rend d’autant plus révoltante : ‘Par un petit matin, j’ai vu à Tizi-Ouzou, des enfants en loques disputer à des chiens kabyles le contenu d’une poubelle.’ (ibid., p. 286) ‘La promenade à travers la souffrance et la faim d’un peuple’ s’achève par la proposition de mesures concrètes et Camus fait appel à la responsabilité des Français envers la colonie. En outre, il demande plus de justice pour les Algériens et il réprouve la répression suite aux émeutes de Sétif en mai 1945 : ‘Devant les actions de répression que nous venons d’exercer en Afrique du Nord, je tiens à dire mes convictions que le temps des impérialismes occidentaux est passé.’[7]
            Après avoir quitté Combat, Camus ne se désintéresse pas de l’Algérie. De 1951 à 1954, il intervient à plusieurs reprises en faveur de nationalistes nord-africains. A partir de mai 1995, Camus s’exprime de nouveau sur le drame algérien en tant qu’éditorialiste à L’Express.[8] C’est surtout le problème de la violence qui le préoccupe. Même s’il comprend les origines du terrorisme, il le condamne catégoriquement, de la même manière qu’il réprouve la répression. Aussi Camus fait-il un appel urgent pour que cessent ces ‘noces sanglantes’, pour que cesse cette situation où ‘chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus en avant.’ (Cahiers Albert Camus 6, p. 164 ; p. 158)
            Les deux nationalismes, arabe et français, se font face. C’est l’affrontement de deux forces qui sont également légitimes. Selon Camus, ‘en Algérie, Français et Arabes sont condamnés à vivre ou à mourir ensemble.’ (ibid., p. 70) Le seul avenir possible pour l’Algérie, Camus l’envisage sous la forme d’une communauté franco-arabe : ‘Je crois fermement à la posibilité d’une association libre entre Français et Arabes en Algérie.’ (ibid., p. 170) Pour que cette solution fédéraliste aboutisse, il est d’abord nécessaire que les deux partis se rencontrent. C’est pourquoi Camus prêche l’apaisement, le dialogue et surtout la reconnaissance de l’autre. L’idée d’une table ronde est une des constantes de la pensée camusienne. Dans ses derniers articles à L’Express, il prépare déjà ce qui sera son fameux ‘Appel pour une trêve civile’, prononcé le 22 janvier 1956 à Alger.
            ‘Algérie 1958’ conclut les Chroniques algériennes. Cette mise au point constitue le dernier état de pensée de Camus sur la guerre d’Algérie. Camus lui-même le formule ainsi : ‘C’est le dernier avertissement que puisse formuler, avant de se taire à nouveau, un écrivain voué, depuis vingt ans, au service de l’Algérie.’ (Essais, p. 1018) Déjà dans une note manuscrite de février 1957 on peut lire : ‘J’ai décidé de me taire en ce qui concerne l’Algérie, afin de n’ajouter ni à son malheur ni aux bêtises qu’on écrit à son propos.’[9] Mais même après 1958, il ne cesse pas d’intervenir auprès des autorités françaises en faveur d’Algériens ou de Français condamnés. Ces témoignages et demandes de grâce prouvent qu’il est toujours resté fidèle à l’Algérie.

Jean Amrouche
‘La France est l’esprit de mon âme, l’Algérie est l’âme de mon esprit.’[10] Jean el Mouhouv Amrouche, né en 1906 à Ighil Ali en Petite-Kabylie, se caractérise par sa double appartenance. Cet assimilé vit le lien avec son pays adoptif comme une passion :

            ‘Il semblait que j’eusse, depuis l’enfance, oublié [mon] peuple, rompu avec ces traditions, perdu mémoire de ces mythes capitaux, renié les préceptes et les canons qui règlent ces moeurs. J’apprenais à vivre à la manière de ses maîtres de qui j’avais fait les miens les héros, les fables, les chansons et le langage [...]. Un mimétisme du corps et de l’esprit, qu’on reconnaît volontiers à ceux de ma race comme une disposition native particulière, m’aidait dans ma tentative d’enracinement d’une partie distincte de ma patrie naturelle. Je réussis si parfaitement que je donnais longtemps le change [...].’[11]

Auteur de deux recueils de poèmes,[12] il a été un des premiers poètes algériens de langue française. Mais cet homme francisé sent également le besoin de remonter aux sources et ce seront les Chants berbères de Kabylie qui paraissent en 1939.[13]
            En 1944, sous le patronage d’André Gide, il fonde la revue L’Arche dont il est le rédacteur en chef. Albert Camus fait partie du comité de direction à partir de 1946. En février 1946, Jean Amrouche publie dans L’Arche un article sous le titre de ‘L’Eternel Jugurtha, propositions sur le génie africain’.[14] A travers ce portrait de la figure mythique de Jugurtha, Amrouche s’est peint lui-même, si ce n’est en même temps une analyse psychologique du maghrébin contemporain.[15]
            Dans la deuxième partie de sa trajectoire il quitte la littérature pour aborder le journalisme politique. Il devient un militant ardent de la cause algérienne pendant la guerre de libération. C’est surtout par ce dernier aspect qu’il est connu aujourd’hui. Ses écrits journalistiques ont été rassemblés par Tassadit Yacine dans un ouvrage intitulé Un Algérien s’adresse aux Français, titre emprunté à l’un des articles d’Amrouche. Cette ‘chronique algérienne’ nous permet de connaître sa pensée et de mesurer l’importance de son engagement total dans le drame algérien. Son premier engagement date de 1943 et s’est donc réalisé relativement tôt. Dans un article du Figaro daté de 1945, il expose déjà les fondements de ses idées politiques que l’on retrouvera tout au long de ses articles. Dans cet écrit il constate un clivage entre la France d’Europe et la France d’Afrique. C’est que la France officielle et colonisatrice est proprement la négation de cette autre France, éternelle et mythique, qu’il admire tant. Pour Amrouche il s’agit de comprendre, de décrire et de convaincre. Comme Camus, il est à la recherche de la vérité et de la justice. Il prône le dialogue et veut ‘expliquer les Algériens aux Français qui ne peuvent pas toujours entrer dans leur peau, et [...] expliquer aussi les Français aux Algériens.’ (Un Algérien, p. 74) Il n’analyse donc pas seulement la situation des indigènes, mais il évoque également celle des Européens d’Algérie. ‘Les Européens d’Algérie vivent dans une condition tragique, et profondément digne de pitié au sens le plus noble de ce mot.’ (Un Algérien, p. 33) Ou encore : ‘On oublie trop que d’où qu’ils viennent, et quelles que soient les circonstances qui les aient jetées en Algérie, ils [les Français d’Algérie] sont des déracinés, des exilés [...].’ (Un Algérien, p. 102)
            De 1956 jusqu’à la fin de sa vie, Amrouche écrit de nombreux articles, de plus en plus véhéments, dans les journaux et revues, souvent de grand tirage comme Le Monde. Et en 1960, dans l’hebdomadaire Démocratie, la chronique d’Amrouche est continue de février au mois d’août. Dans ces écrits il ne se montre pas seulement un journaliste averti, mais il effectue également un travail de sociologue et, si nécessaire, se livre à une auto-analyse. Sa ligne politique défendue ne varie pas : défense de la thèse d’une entente entre le FLN et le général De Gaulle et la condamnation irrémédiable du colonialisme ‘au nom des valeurs occidentales’. (Un Algérien, p. 18) Il prône l’indépendance pour le peuple algérien. Cette revendication d’une patrie va de pair avec la quête d’une identité.[16] Il lutte pour la dignité des Algériens, la récupération de leur nom et de leur histoire : ‘Ils veulent parler eux-mêmes à la première personne, dire je, nous, en tant que personnes libres et constituant un peuple libre. Ainsi, l’insurrection algérienne n’est rien de plus, ni de moins, qu’une affirmation d’existence.’ (Un Algérien, p. 32)
            Est-ce à dire qu’il renie désormais son côté français et qu’il condamne les pieds-noirs à l’exil ? Pas du tout. La future nation algérienne, Amrouche la conçoit sous forme d’une nation multiraciale, une ‘patrie de l’Homme’[17] où Européens et Algériens formeraient un peuple nouveau, hybride, métissé ethniquement et culturellement. Cette nouvelle patrie serait multiconfessionnelle. Mais si pour Amrouche il est donc question d’une certaine association, on est loin de la communauté franco-arabe dont rêve Camus.

Deux hommes rapprochés dans la douleur...
Une comparaison s’impose donc entre ces deux hommes qui vivent la tragédie algérienne comme un drame personnel. Menacés d’exil dans leur pays natal, il y va de leur vie, de leur destin. Ils vivent constamment dans l’ambiguïté et le déchirement intérieur. Aussi Jean Amrouche déclare-t-il : ‘Le champ de bataille est en moi.’ (Un Algérien, p. 23)
            Camus et Amrouche, avons-nous vu, se sont engagés relativement tôt. Les problèmes algériens ont toujours été un de leurs soucis premiers bien avant l’insurrection de 1954. C’est notamment Camus qui, dans ces articles de 1939 et de 1945, reproche à l’opinion française de ne pas s’intéresser aux affaires de l’Algérie et, en effet, à cette époque l’Algérie est loin des préoccupations immédiates, la deuxième Guerre Mondiale retenant toute l’attention des Français. Il est trop tôt pour parler de l’Algérie et il faudra attendre l’automne de 1955 pour voir se déclencher un véritable processus d’intervention de la part des intellectuels parisiens.[18] On ne peut donc que souligner le courage de ces deux hommes qui ont fait preuve de lucidité avant qu’aucun intellectuel ou homme politique ne se soit intéressé à un pays qui leur tient tellement à coeur. Par la suite, quand la situation s’aggrave et les prises de position se durcissent, leur perception de la complexité de la situation et leur pensée nuancée se font rare.
            Avant la deuxième Guerre Mondiale, Camus aussi bien qu’Amrouche étaient partisans de l’assimilation du peuple algérien. Mais en 1945, après les émeutes de Sétif, ils doivent constater que cette formule est dépassée. Camus dit à ce propos :

            ‘J’ai lu dans un journal du matin que 80% des Arabes désiraient devenir des citoyens français. Je résumerai au contraire l’état actuel de la politique algérienne en disant qu’ils le désiraient effectivement, mais qu’ils ne le désirent plus. Quand on a longtemps vécu d’une espérance et que cette espérance a été démentie, on s’en détourne et l’on perd jusqu’au désir. C’est ce qui est arrivé avec les indigènes algériens, et nous en sommes les premiers responsables.’ (Essais, p. 950)

Amrouche, qui lui-même représente ‘à un haut degré de perfectionnenment, l’indigène assimiléUn Algérien, p. 23), fournit une analyse encore plus pertinente des effets d’une politique d’intégration collective : ‘[...] assimiler sur place, par une entreprise systématique, tout un peuple suppose la destruction progressive de ce qui le constitue comme peuple, c’est-à-dire proprement un génocide.’ (Un Algérien, p. 28)
            Dans leur lutte pour la paix, Camus et Amrouche essaient de jouer un rôle de médiateur entre les deux communautés opposées. Camus plaide la cause des indigènes en même temps que celle des pieds-noirs : ‘les Français d’Algérie ne sont pas tous des brutes assoiffées de sang, ni tous les Arabes des massacreurs maniaques.’ (Cahiers Albert Camus 6, p. 69) Pourtant c’est Amrouche qui est le mieux placé pour constituer ce lien entre Français et Algériens : ‘Je suis le pont, l’arche qui fait communiquer deux mondes mais sur lequel on marche et que l’on piétine, que l’on foule.’[19]
            Cette attitude dans le combat a souvent été mal comprise. C’est que la guerre ne permet pas les nuances et les tenants des deux bords exigeaient, d’un coté que comme de l’autre, l’exclusivité d’appartenance et d’adhésion. D’où ce sentiment d’échec chez les deux auteurs, cette impression de se heurter contre un mur d’incompréhension des uns et des autres. S’agissant de son ami Amrouche, Armand Guibert précise :

            ‘Le traumatisme du colonisé est d’autant plus douloureux que celui qui l’éprouve est plus intelligent et plus mobile ; même s’il est admis, comme celui-ci le fut, par la plus haute élite de son groupe adoptif, la collectivité où il a ses racines charnelles lui marque une certaine méfiance et un certain éloignement. Le choix est impossible à qui entend se maintenir sur la ligne de crête [...].’[20]

Et à Camus de constater : ‘Je suis suspect aux nationalistes des deux bords. J’ai le tort pour les uns de ne pas être assez [...] patriote. Pour les autres je le suis trop.’[21] Par conséquent, leur mission de concilier deux cultures s’avérera être impossible. Au fur et à mesure que le conflit devient de plus en plus véhément, ils seront forcés de choisir pour ou contre les leurs.

... mais séparés par leurs racines
Malgré toutes les ressemblances relevées entre Amrouche et Camus, leurs opinions divergent sur le fond de la question ce qui mène à une rupture définitive et des choix diamétralement opposés. Le désaccord porte sur la manière d’envisager l’avenir du pays. Jean Amrouche l’exprime ouvertement dans une lettre à Jules Roy, qui date du 6 août 1955 :

            ‘J’ai lu les deux articles sur l’Algérie qu’il [Camus] a donnés à L’Express. Il y a de justes remarques. Mais quant aux solutions qu’il préconise, je n’y crois pas. Le mal est beaucoup plus profond à mon avis. Il n’y a pas d’accord possible entre autochtones et Français d’Algérie. Il serait trop long de l’exposer ici : un volume y suffirait à peine. En un mot je ne crois plus à une Algérie française.’[22]

            Leurs différences de vue se font déjà très bien sentir lors de deux meetings qui se tiennent avec une semaine d’intervalle, en 1956, à Alger. Le 22 janvier Camus lance son pathétique ‘Appel pour une trêve civile en Algérie’ pendant une réunion à Alger organisée par le Comité pour une trêve civile en Algérie. Cette réunion se déroule dans une atmosphère extrêmement tendue. Tout le long de son texte il se prononce contre la violence et pour le dialogue. Après avoir insisté sur le caractère humanitaire de l’appel, Camus renouvelle son incitation au cessez-le-feu et à une cohabitation future entre les deux communautés. Et il conclut comme suit :

            ‘C’est pour cet avenir encore inimaginable, mais proche, que nous devons nous organiser et nous tenir les coudes. Ce qu’il y a d’absurde et de navrant dans la tragédie que nous vivons éclate dans le fait que, pour aborder un jour les perspectives qui ont l’échelle d’un monde, nous devons aujourd’hui nous réunir pauvrement, à quelques-uns, pour demander seulement, sans prétendre encore à rien de plus, que soit épargnée sur un point solitaire du globe une poignée de victimes innocentes. Mais puisque c’est là notre tâche, si obscure et ingrate qu’elle soit, nous devons l’aborder avec décision pour mériter un jour de vivre en hommes libres, c’est-à-dire comme des hommes qui refusent à la fois d’exercer et de subir la terreur.’ (Essais, p. 999)

            Jean Amrouche a une toute autre idée de la notion de liberté. Aussi va-t-il beaucoup plus loin que Camus quand il prend la parole, le 27 janvier, à la Salle Wagram où le Comité des Intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord a organisé un meeting auquel participent entre autres Aimé Césaire et Jean-Paul Sartre. Sa voix est couverte par des huées quand il explique que, la répression leur étant toujours opposée, les Algériens ont épuisé tous les moyens pacifiques et légaux d’exprimer leurs revendications d’une nation propre :

            ‘Ils s’y sont engagés parce qu’aucune voie de droit ou de raison ne leur était laissée libre. Il n’y avait rien d’autre à faire. C’était, et cela demeure la seule chose à faire. Une voie sanglante, étroite, incertaine et longue. Mais encore un coup, ils n’avaient pas les choix.’ (Un Algérien, p. 29)

Ainsi, Amrouche choisit définitivement pour les siens et confirme dans ce discours sa crainte exprimée il y a quelques années dans une lettre à Jules Roy : ‘Quant à l’Afrique du Nord, écoute-moi bien, qui pèse mes mots, j’en suis venu à croire qu’elle ne trouvera son être, si elle le trouve jamais, que contre la France.’[23]
            Leurs idées opposées se reflètent d’ailleurs dans la terminologie utilisée pour désigner le peuple algérien. Camus parle d’‘Arabes’, de ‘musulmans’, même d’‘indigènes’ pour les distinguer du ‘peuple algérien’, c’est-à-dire les Français et les Européens d’Algérie. Ainsi il crée un fossé profond entre Eux et Nous. Chez Amrouche le mot ‘Algérien’ couvre une toute autre réalité. Selon lui ‘il n’y a plus d’indigènes [...] en Algérie. Désormais il y a des Algériens.’ (ibid., p. 30)
            Toute la différence entre un Camus et un Amrouche réside dans le fait qu’Amrouche vit la situation coloniale du dedans tandis que Camus restera toujours un spectateur. Cette expérience spécifique qu’est l’expérience du colonisé à amené Amrouche à réfléchir sur une theorie de la domination. Comme Albert Memmi,[24] il dresse un portrait de l’homme dominé en général, et il analyse la situation coloniale en particulier, situation qui est fondée sur la supériorité prétendue d’une race sur une autre. La logique coloniale ne peut être que totale. Aussi affecte-t-elle les terres, les biens, le droit privé, les hommes dans leur pensées et dans leur vie quotidienne. Jean Amrouche montre que le caractère diminué de l’indigène n’est pas une essence mais le produit d’une histoire socialement et politiquement instituée, que c’est l’inculcation de nombre d’images négatives dans les structures mentales et sociales. Par conséquent, les masses colonisées vivent constamment dans le mépris et l’humiliation. La race entière est destituée de son humanité : ‘Car ce qui dans la personne du colonisé est nié c’est ce qui en tout homme est possibilité, promesse d’accomlissement de l’homme. C’est quelque chose qui ne dépend pas de l’individu lui-même, mais dont il est fait, et cette privation, cette destitution ontologiques constituent ce péché originel sans rémission qui définit précisément le colonisé comme tel.’ (Un Algérien, p. 50) Et notre auteur va jusqu’à dire un peu plus loin : ‘La distance entre le colonisé et le colonisateur ne peut être exprimée en termes de quantité. Elle est du même ordre que la distance infinie qui sépare la créature du Créateur.’ (ibid., p. 53)
            C’est à cause de cette expérience quotidienne qui pèse d’un poids si lourd qu’Amrouche met l’accent sur la dignité et l’honneur algérien plutôt que sur les revendications économiques et sociales. ‘La liberté, la dignité d’abord. Le pain ensuite.’ (ibid., p. 29) Ici Amrouche accuse indirectement des intellectuels comme Camus qui sont d’avis qu’on atteint la liberté en nourrissant et en vêtant ceux qui sont pauvres. Même si Camus, dans ses articles de 1939 ainsi que dans ceux de 1945 met l’accent sur des mesures concrètes à prendre, il ne faut pourtant pas oublier qu’il a écrit ailleurs que ‘les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres.’ (Essais, p. 797)
            Cependant, Camus n’a pas la force de se prononcer contre les siens. Tout en reconnaissant les erreurs commises par les Français en Algérie, il ne peut et ne veut pas se prononcer pour une Algérie indépendante, les liens du sang étant trop forts. En décembre 1957, à Stockholm, à l’occasion des cérémonies organisées pour la remise du prix Nobel, il répond comme suit à une question d’un jeune musulman :

            ‘J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.’ (ibid., p. 1882)

            Le combat exclut désormais tout compromis. Amrouche, qui a cru, à un certain moment, pouvoir aimer sa mère française et sa mère algérienne, doit lui aussi trancher. Et il ne peut ‘renier les siens au point de les humilier et de les mépriser [...], de les mépriser et de les humilier en lui. Car, quoi qu’il fasse, il sait bien qu’ils sont en lui, qu’ils sont lui.’ (Un Algérien, p. 21)

Conclusion
Camus et Amrouche meurent avant l’indépendance de l’Algérie. Nul n’a le droit de dire comment ils auraient réagi lors du dénuement en 1962. Mais on peut imaginer leur réaction respective devant le cours de l’histoire. Amrouche n’a pas goûté le fruit d’une liberté à laquelle il a travaillé durant toute sa vie. Camus, qui lors de sa vie n’a récolté que haine et incompréhension, est salué aujourd’hui comme un prophète. Vu la situation actuelle, sa clairvoyance en ce qui concerne la question algérienne est finalement reconnue.
            Les deux auteurs ont souffert à cause du combat fratricide qu’a été la guerre d’Algérie. Jusqu’à la fin de leur vie ils ont vécu dans l’ambiguïté et l’écartèlement, déchirés entre deux natures au sein d’eux-mêmes. Cette double appartenance, cet idéal à concilier deux cultures n’est possible que symboliquement, la réalité leur forçant à faire des choix. Ce choix, nous l’avons vu, ne pouvait être qu’une revendication des racines propres, un retour vers le moi. En lisant leurs textes on s’aperçoit très bien que les deux auteurs ont compris que ce moi n’exclut pas l’Autre. Au contraire, l’un comme l’autre préconisent la reconnaissance de l’Autre comme frère, voire la nécessité de l’altérité dans la construction de notre propre identité. ‘L’étranger est en nous’, comme le dit Julia Kristeva. Il est ‘la face cachée de notre identité [...]. De le reconnaître en nous, nous nous épargnons de le détester en lui-même.’[25] C’est sur ce point que l’on se rend compte que les textes de Camus et d’Amrouche sont toujours d’actualité et dépassent le contexte étroit d’une conquête coloniale.

(publié dans: Rapports/Het Franse Boek (RHFB), 69.1 (1999): 29-37)


[1] ‘Je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil.’ Albert Camus, préface à L’envers et l’endroit, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1958, p. 14.
[2] Pour une étude des textes littéraires d’Albert Camus en ce qui concerne le problème algérien et son attitude face aux ‘indigènes’ je renvoie à mon mémoire de maîtrise Albert Camus et la guerre d’Algérie, Université d’Amsterdam, août 1996.
[3] Albert Camus, Essais, textes réunis par Roger Quilliot, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 998.
[4] Par exemple Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 406 : ‘Parmi les laïques, que de silences consentants ! Celui de Camus me révoltait.’
[5] Essais, pp. 887-959. Le livre est également connu sous le titre d’Actuelles III.
[6] Voir Fragments d’un combat (1938-1940), textes réunis par Jacqueline Lévi-Valensi et André Abbou, Cahiers Albert Camus 3, Paris, Gallimard, 1978, pp. 278-336. Cette édition reproduit l’ensemble des articles qui constituent le reportage.
[7] Article du 23 mai 1945, dans Jeanyves Guérin, sous la direction de, Camus et la politique, Actes du colloque de Nanterre 5-7 juin 1985, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 173.
[8] Quelques-uns de ces éditoriaux ont été repris dans les Chroniques algériennes. Les Cahiers Albert Camus 6  (Albert Camus éditorialiste à ‘L’Express’ (mai 1955-février 1956), textes réunis par Paul-F. Smets, Paris, Gallimard, 1987) publient l’ensemble des editoriaux de la main de Camus écrits pour L’Express.
[9] Cité par Roger Quilliot dans Essais, p. 1843.
[10] Jean Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français. Ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961), préface d’André Nouschi, édition établie par Tassadit Yacine, Paris, Awal/L’Harmattan, 1994, p. 300.
[11] Cité par Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française. Tome I : Origines et perspectives, Publisud, 1986, p. 145, note 46.
[12] Cendres, Paris, L’Harmattan, 1983, première éd. Tunis, Mirages, 1934, et Etoile secrète, Paris, L’Harmattan, 1983, première éd. Tunis, Mirages, coll. Les Cahiers de Barbarie, 1937.
[13] Chants berbères de Kabylie, Paris, L’Harmattan, 1986, première éd. Tunis, Monomotapa, 1939, réédition, Paris, Charlot, coll. Poésie et théâtre, 1947.
[14] L’Arche, no. 13, février 1946, pp. 58-70.
[15] Réjane Le Baut, ‘Le périple secret de Jean Amrouche ou : de l’ambiguïté’, Jean Amrouche, l’éternel Jugurtha, actes du colloque 17-19 octobre 1985, Marseille, Editions du Quai-Jeanne Laffitte, 1987, p. 67.
[16] Voir Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française, Ottawa, Editions Naaman, 1973, p. 88.
[17] Afrique Action, 13 février 1961, cité par Jean Déjeux, ‘Jean Amrouche, écrivain algérien’, Confluent, no. 22, juin 1962, p. 464.
[18] J.-F. Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXè siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 195.
[19] Cité par Tassadit Yacine dans Un Algérien s’adresse aux Français, p. IX.
[20] Armand Guibert, ‘Jean Amrouche’, Preuves, juillet 1962, pp. 68-69, cité par Jacqueline Arnaud, La littérature maghrébine de langue française, p. 133.
[21] Cité par Paul-F. Smets dans Camus éditorialiste à ‘L’Express’, p. 209.
[22] Jean Amrouche et Jules Roy, D’une amitié. Correspondance Jean Amrouche ─ Jules Roy (1937-1962), Aix-en-Provence, Edisud, 1985, p. 104.
[23] Lettre du 25 février 1952 dans D’une amitié, p. 98.
[24] Albert Memmi, Portrait du colonisé précédé de Portrait du colonisateur, Paris, Gallimard, 1987 (première édition 1957).
[25] Julia Kristeva, Etrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988, p. 283.

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